CHAPITRE XVIII
Je reçus la délégation solindienne paré des vêtements qui convenaient à mon rang. J'avais fait couper mes cheveux et rafraîchir ma barbe. Pour la première fois de ma vie, je me sentais presque roi.
Je me rendis compte que les nobles solindiens étaient étonnés par mon apparence. Près de sept ans auparavant, quand Bellam avait pris le pouvoir, j'étais encore un gamin. Je me souvins du moment ou le fils de Keough m'avait pris mon épée et m'avait enchaîné ; et de mon ahurissement quand Alix était venue à mon secours.
Délibérément, ma garde d'honneur ne comptait que des Cheysulis.
Rowan me présenta les six Solindiens, avec juste ce qu'il fallait de neutralité condescendante. Nous étions les vainqueurs, et les vaincus me rendaient hommage, dans mon palais.
Essien était le noble de plus haut rang ; le porte-parole des autres, celui dont l'arrogance était la plus visible. Il s'inclina devant moi. Le ton de sa voix démentait ses paroles de soumission.
— Mon seigneur, dit-il, nous sommes envoyés par Solinde pour reconnaître la souveraineté de Karyon le Mujhar.
— Vous avez été informés de nos conditions ?
— Oui, mon seigneur. ( Il regarda un instant les cinq autres nobles. ) Solinde est vaincu ; nous ne vous disputerons pas la couronne. Nous n'avons plus de roi... Nous vous demandons humblement de remplir ce rôle.
— Bellam n'a-t-il aucun héritier ? Je sais qu'Ellic est mort depuis des années, mais le défunt roi n'a-t-il pas engendré de bâtards ?
— Plus qu'il n'en faut, dit Essien. Toutefois, aucun d'eux n'est capable de rallier le royaume sous sa bannière. Nous voulons éviter les luttes de palais. Vous seul pouvez... convenir à cette tâche.
Convenir. Essien avait mis tant de mépris dans le terme qu'il m'eût été difficile de ne pas comprendre.
— Très bien, dis-je après l'avoir fait attendre un peu. Mais n'oubliez pas la seconde requête que nous avons faite.
Le visage d'Essien se congestionna.
— Oui, la question de la succession au trône. ( Il respira à fond comme pour se calmer. ) En gage de notre acceptation complète de votre souveraineté, nous vous offrons la main d'Electra, la seule héritière légitime de Bellam. Un fils né de l'union de Solinde et d'Homana serait le successeur idéal.
— Le successeur idéal... dis-je pensivement. Parfait, nous prendrons dame Electra pour épouse. Dites-lui qu'elle dispose d'un mois pour préparer ses affaires et réunir ses servantes. Si elle n'est pas arrivée au bout de ce délai, nous enverrons les Cheysulis la chercher.
Essien jeta un coup d'œil à ma garde d'honneur, et inclina la tête. Il me restait pourtant une question à poser.
— Où est Tynstar ?
Il releva la tête d'un mouvement brusque et se lissa nerveusement la barbe.
— Je l'ignore, dit-il. Personne ne sait où vont les Ihlinis quand ils... disparaissent. Je suppose qu'il entend vous combattre autant que faire se peut, mais je ne sais rien d'autre. Tynstar ne rend de comptes qu'à Tynstar.
Je l'observai de près pour essayer de voir s'il mentait. Quoi qu'il en soit, je ne pouvais rien faire.
— Très bien, dis-je. Royce, qui est un homme honnête et incorruptible, sera notre régent en Solinde. Il régnera à Lestra en notre nom, jusqu'à ce que nous ayons un fils qui hérite du trône. Servez-le bien ; ce sera un bon maître pour Solinde.
— Oui, mon seigneur Mujhar, dit Essien.
— II viendra avec une escorte cheysulie. ( Je faillis sourire à l'expression du Solindien. ) Vous pouvez partir maintenant.
Quand les émissaires eurent quitté la salle, je me tournai vers les Cheysulis.
— Finn vous a bien appris votre leçon, dit Duncan avec un sourire.
— Mais cela n'a pas été sans mal ! dit mon homme-lige en souriant.
Je me levai et m'étirai. Puis je retirai le diadème d'or qui ornait mon front. Le diadème de Shaine, maintenant mien.
— Electra n'appréciera pas ce que j'ai dit tout à l'heure, fis-je.
— Electra n'appréciera rien de ce que tu feras ou diras, commenta Finn. Mais si tu voulais une épouse docile, je pense que tu aurais cherché ailleurs.
— Une épouse docile n'est pas très intéressante. Qu'en pensez-vous, Duncan ?
Il eut le même sourire ironique que son frère.
— Je ne saurais dire ! Alix n'a jamais été une épouse particulièrement docile.
— Elle viendra, marmonnai-je. Elle y sera obligée. Et je dois être prêt... Ce n'est pas comme si je prenais pour femme une vierge effarouchée. Electra... est Electra !
— Oui, dit Finn sèchement. Et tu en as fait la reine d'Homana.
J'ai invité une vipère dans mon lit... pensai-je avec un soupir silencieux. Mais je n'ignorais pas le pouvoir qu'elle avait sur les hommes, et sur moi... A sa seule pensée, mon sang s'enflammait. Par les dieux, j'étais prêt à risquer ma vie pour une nuit avec elle !
Je me tournai vers Finn.
— Cette alliance apportera la paix à Homana.
— Qui essaies-tu de convaincre ? railla mon homme-lige.
Je descendis de l'estrade et appelai Rowan.
— Occupe-toi d'aller chercher ma mère à Joyenne et de la conduire ici. Et il y a aussi Torry à faire revenir. Je suppose que Lachlan serait prêt à lui servir d'escorte, mais... ( Je me tournai vers Finn. ) Ramène Tourmaline à Mujhara.
Il hocha la tête, silencieux ; désapprouvant toujours ma décision d'épouser Electra. Mais peu m'importait. Finn était mon homme-lige, pas ma conscience !
Un bruit.
Pas vraiment un bruit, plutôt une absence de silence. Je m'assis dans mon lit, soudain éveillé. J'attrapai le poignard caché sous mon oreiller. J'avais si longtemps dormi avec mes armes à portée de main que, même à Homana-Mujhar, je gardais cette habitude. Je repoussai les draperies et sortis du lit.
Je vis d'abord le faucon, perché sur le dos d'une chaise, les yeux fixes ; puis Duncan, une torche à la main.
— Suivez-moi, dit-il.
Pour la seconde fois en quelques jours, un Cheysuli venait me chercher au beau milieu de la nuit. Mais je connaissais moins bien Duncan que son frère, et cela me rendait soupçonneux.
— Où cela ? Et pourquoi faire ?
Il sourit légèrement.
— Auriez-vous peur de moi ? Voulez-vous que je laisse ici mon poignard ?
— Je n'ai pas peur de vous, dis-je, piqué. Mais je n'ai aucune raison de vous faire aveuglément confiance.
— Cette nuit, Karyon, dit-il d'un ton solennel, je ferai de vous un roi.
— Je pensais en être déjà un, répliquai-je.
— Suivez-moi. Vous comprendrez.
J'enfilai des braies, une chemise et une paire de bottes hautes. Cai resta en arrière, et je suivis Duncan à travers les couloirs de mon palais. Je savais qu'il n'avait pas passé beaucoup de temps à Homana-Mujhar. Hale l'y avait amené une fois, quand il était tout petit. Pourtant, il semblait connaître les lieux comme s'il y était né.
II m'emmena dans la salle d'apparat. Arrivé là, il enleva une torche du mur et me la tendit.
— Là où nous allons, dit-il, il fait noir, mais il y a de l'air.
Encore heureux ! pensai-je en frissonnant.
Il alla à la cheminée et en retira les bûches non brûlées. De la cendre monta dans l'air et se déposa sur ses cheveux. Puis il saisit un anneau au fond du foyer et tira, le visage froncé de concentration.
L'anneau était fixé à une plaque qui dissimulait un escalier.
— Venez, dit Duncan.
L'escalier était étroit, bas de plafond et l'air sentait le renfermé et le moisi. J'aurais aimé que Finn soit avec moi, mais il était parti chercher Tourmaline.
En bas, nous débouchâmes dans un étroit passage de pierre. Duncan posa sa main sur le mur ; les runes anciennes sculptées en bas-relief sur les parois se détachèrent dans la lueur des torches.
— C'est ici.
Il appuya sur une des pierres ; une partie du mur bascula, révélant une crypte.
Duncan regarda à l'intérieur, puis me fit signe de passer le premier.
— Choisissez, dit-il. Entrez, et vous en ressortirez Mujhar. Ou partez... et il vous manquera toujours quelque chose.
— Il ne me manque rien ! m'écriai-je, inquiet. Ne suis-je pas le lien dans la prophétie ?
— Le lien doit être forgé. Vous pouvez partir, Karyon. Mais je ne crois pas que vous le ferez. Mon rujholli ne servirait pas un couard.
— Ces tactiques ne marchent pas avec moi, métamorphe. Peu m'importe d'être appelé lâche si c'est le prix de ma survie. Et, sauf si vous m'assassinez, je serai Mujhar en quittant ce souterrain, même si je ne pénètre pas dans cette pièce. De plus, nous ne nous sommes jamais très bien entendus, vous et moi...
— C'était à cause d'une femme. Alix n'a pas de place ici. Ni Cai, dit-il doucement.
Il n'avait pas amené son faucon avec lui. Etait-ce pour me prouver que je pouvais lui faire confiance ?
Je soupirai, puis j'entrai dans la crypte.
Sur les murs on voyait des rangées entières de lirs — tous les lirs imaginables — sculptés en haut-relief. Ils semblaient surgir de la pierre lisse veinée d'or, plus vivants que nature.
Une telle beauté, enterrée si profondément dans le sol ! Une telle magie...
Tout à coup, Karyon d'Homana me parut un être bien insignifiant à côté des splendeurs cheysulies.
— Ja'hai, cheysu, Mujhar
Je tournai la tête.
— Que veulent dire ces mots ? Ce sont ceux que Finn a prononcés quand il a invoqué la magie des étoiles, et vous avez dit qu'il n'aurait pas dû.
— Finn n'aurait pas dû. Mais cette nuit c'est un chef de clan qui parle, un homme qui aurait pu être Mujhar, même s'il n'a jamais voulu de cette responsabilité. Je vous ai amené ici pour que vous deveniez un vrai Mujhar. Ici, dans les entrailles de la grande jehana, vous allez naître de nouveau.
— Ces mots, répétai-je, que signifient-ils ?
— Une prière, ou une demande aux dieux... On ne peut les traduire exactement. Un Homanan dirait sans doute : Acceptez cet homme pour Mujhar.
— Ça n'a pas l'air d'une prière, fis-je, dubitatif.
— Cette prière appelle une réponse spécifique, continua Duncan sans s'occuper de moi. Les dieux donneront la vie... ou la mort.
— Je risque donc de mourir dans ce souterrain ?
— Oui. Cette fois, vous serez seul à courir ce risque.
— Comment savez-vous tout cela ? demandai-je brusquement. Hale vous l'a dit ?
— Il m'en a parlé. Mais tous les Cheysulis le savent. N'ayez pas peur, ce ne sont que les entrailles de la Terre.
Il me montra le sol. Je reculai, horrifié. Au centre de la crypte béait un trou obscur qui avait l'air sans fond.
— Vous devez y pénétrer, dit-il.
— Comment ? Je ne vois pas d'escalier, ni de corde.
— Vous devez sauter, dit-il.
— Sauter ? Duncan, je... C'est impossible !
— Plus vite vous entrerez, et plus tôt vous en sortirez, dit-il avec une trace d'humour. La Terre est une bonne mère ; elle donne la vie à ses enfants. Et nous ferons naître un Mujhar de ses entrailles.
— Je suis déjà né une fois, lui rappelai-je avec acidité. Je n'ai aucune envie de sauter dans ce trou. Partons !
— Restez, ordonna-t-il. Si nécessaire, je vous y obligerai. Vous n'êtes pas Cheysuli ; mais vous le serez pendant un certain temps. Et vous saurez ce que c'est que d'être l'un de nous. Vous ferez ainsi un meilleur Mujhar.
— Mujhar est un mot cheysuli, n'est-ce pas ? Homana aussi ?
— Mujhar signifie roi. Homana est une phrase qui veut dire de toutes les lignées.
— Je comprends. Comme vous ne pouvez pas mettre un Cheysuli sur le trône, vous essayez de faire de moi l'un de vous.
— Ja'hai, cheysu, Mujhar, répondit-il.
— Non ! Duncan, j'ai peur !
Il attendit.
Je sentis une sueur froide se répandre sur mon corps, et ma chair se hérisser.
— L'homme qui va vers les dieux doit être nu.
J'ôtai mes vêtements en silence.
— Quand je refermerai le mur, vous sauterez.
Il sortit, et le mur se referma.
Je sautai.